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Quand l’existence d’un consensus européen ne suffit pas pour restreindre la marge d’appréciation d’un Etat au sujet de l’avortement – par M. AILINCAI

Groupe Liberté et Sécurité

Le 20 décembre 2010

 Dans son arrêt A. B. et C. c. Irlande du 16 décembre 2010, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme se prononce une nouvelle fois sur la conventionalité du droit à l'avortement ou plutôt, en l'espèce, sur la conventionalité de l'interdiction quasi générale de l'avortement en Irlande. Elle juge que les Etats parties bénéficient d'une marge d'appréciation importante pour régler les questions liées à l'avortement ; elle laisse aux Etats le soin de définir l'équilibre pertinent entre la protection de l'enfant à naître et celle de la femme qui le porte. Cela n'est pas étonnant au regard de la jurisprudence antérieure de la Cour. Mais l'arrêt attire l'attention non seulement parce que la Grande Chambre affirme avec netteté que « l'article 8 ne saurait [...] s'interpréter comme consacrant un droit à l'avortement » (par. 214), mais aussi parce que la Cour s'écarte de sa méthode ordinaire pour consacrer l'existence d'une ample marge d'appréciation nationale alors même qu'elle identifie un consensus européen au sujet des motifs légitimes d'accès à l'avortement.

     En droit irlandais, l'avortement est pénalement réprimé par la loi (1). En outre, depuis une révision constitutionnelle opérée par voie référendaire en 1983, l'article 40.3.3 de la Constitution irlandaise stipule que « [l]'Etat reconnaît le droit à la vie de l'enfant à naître et, compte dûment tenu du droit égal de la mère à la vie, s'engage à le respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à le protéger et à le défendre par ses lois ». Appelée à se prononcer sur l'interprétation de cette disposition, la Cour suprême irlandaise jugea en 1992 que l'avortement était légal en Irlande, dès lors qu'il était établi que la grossesse faisait peser sur la future mère un risque réel et sérieux non pas pour sa santé, mais pour sa vie. La même année furent adoptés, par référendum, les treizième et quatorzième amendements à la Constitution, qui levèrent l'interdiction de se rendre dans d'autres Etats pour y avorter et autorisèrent la diffusion d'informations au sujet des possibilités d'avorter légalement à l'étranger (2) (3).

     En 2005, trois femmes résidant en Irlande se sont rendues au Royaume-Uni pour y subir un avortement après s'être retrouvées accidentellement enceintes. La première d'entre elles se trouvait dans le dénouement. Ses quatre enfants lui ayant été retirés en raison de ses problèmes d'alcoolisme, elle décida d'avorter pour éviter de compromettre ses chances de les récupérer. La deuxième requérante n'était pas disposée à élever un enfant toute seule. La troisième requérante, quant à elle, était en période de rémission après avoir été frappée par une forme rare de cancer. Ignorant qu'elle était enceinte, elle subit une série d'examens médicaux contre-indiqués en cas de grossesse. Elle décida d'avorter parce qu'elle craignait que sa santé et sa vie, ainsi que celles de son fœtus, ne soient en danger si elle menait sa grossesse à terme.

     Devant la Cour européenne des droits de l'homme, les deux premières requérantes invoquaient les articles 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants), 8 (droit à la vie privée et familiale), 13 (droit à un recours effectif) et 14 (interdiction de la discrimination) de la CEDH pour dénoncer l'interdiction de l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être. Invoquant au surplus l'article 2 (droit à la vie) de la CEDH, la troisième requérante se plaignait du fait qu'aucune loi n'avait été adoptée pour mettre en œuvre l'article 40.3.3 de la Constitution. La carence du législateur la privait selon elle de la possibilité d'établir son droit de subir un avortement en Irlande en raison des risques pesant sur sa vie.

     Dans cette affaire, la Cour n'était pas appelée à se prononcer sur la question délicate du commencement de la vie, comme c'était le cas dans l'affaire Vo c. France tranchée par un arrêt du 8 juillet 2004. Elle devait se prononcer sur l'étendue de la liberté que la CEDH laisse aux Etats parties pour déterminer l'équilibre pertinent entre la protection du fœtus et celle de la femme enceinte ou, plus précisément, du droit à la vie de l'enfant à naître et le droit à la santé et au bien-être de la femme qui le porte.

     Après avoir examiné la recevabilité des requêtes, la Cour se penche longuement sur la violation alléguée de l'article 8 de la Convention. Elle juge que l'article 8 est applicable aux griefs des requérantes car, sous l'angle de la vie privée, cette disposition recouvre le droit au respect des décisions de devenir ou de ne pas devenir parent (par. 212-214). Cela étant, la Cour rappelle que l'article 8 ne garantit pas un droit à l'avortement car le droit de la femme enceinte à sa vie privée doit « se mesurer à l'aune d'autres droits et libertés concurrents, y compris ceux de l'enfant à naître » (par. 213).

     La Cour conclut à la violation de l'article 8 de la Convention dans le chef de la troisième requérante (par. 268), qui dénonçait l'absence d'une loi permettant de mettre en œuvre l'article 40.3.3 de la Constitution irlandaise, c'est-à-dire l'absence d'un mécanisme national lui permettant d'établir qu'elle pouvait se faire avorter en Irlande en raison des risques que sa grossesse faisait peser sur sa vie. La Cour se place sur le terrain des obligations positives découlant de l'article 8 de la Convention. Elle souligne à cet égard qu' « une telle obligation peut impliquer la mise en place d'une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée [...], et notamment la création d'un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques en matière d'avortement » (par. 245). Or, elle constate que l'Etat n'a pas adopté « des dispositions législatives ou réglementaires instituant une procédure accessible et effective au travers de laquelle la requérante aurait pu faire établir si elle pouvait ou non avorter en Irlande sur le fondement de l'article 40.3.3 de la Constitution ». Par conséquent, elle conclut à la violation de l'obligation positive d'assurer à la requérante un respect effectif de sa vie privée (par. 267).

     Pour ce qui concerne les deux premières requérantes, qui alléguaient que l'interdiction de l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être a porté une atteinte disproportionné à leur droit au respect de leur vie privée, la Cour identifie une ingérence dans le droit au respect de la vie privée (par. 216). Il lui incombe alors de déterminer si cette ingérence satisfait les conditions posées par l'article 8 § 2 de la Convention, c'est-à-dire si elle est « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique » pour servir l'un des « buts légitimes » énumérés dans cette disposition. Après avoir constaté que l'ingérence était prévue par la loi (par. 219-221) et qu'elle avait pour but légitime de défendre la morale (par. 222-228), la Cour s'attache à déterminer si l'ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi. Autrement dit, elle devait déterminer si « l'interdiction de l'avortement pour motifs de santé et/ou de bien-être en Irlande a ménagé un juste équilibre entre, d'une part, le droit des première et deuxième requérantes au respect de leur vie privée au regard de l'article 8 et, d'autre part, les valeurs morales profondes du peuple irlandais concernant la nature de la vie et, par conséquent, la nécessité de protéger la vie de l'enfant à naître » (par. 230). Sur ce point, elle constate que l'Etat jouit d'une ample marge d'appréciation en raison de « l'extrême sensibilité des questions morales et éthiques soulevées par la question de l'avortement [et] de l'importance de l'intérêt général en jeu » (par. 233). Elle s'interroge ensuite sur le point de savoir si l'étendue de cette marge d'appréciation peut être réduite en raison de l'existence d'un consensus européen au sujet des motifs légitimes d'accès à l'avortement. La Cour constate alors, « dans une majorité substantielle des Etats membres du Conseil de l'Europe », « une tendance en faveur de l'autorisation de l'avortement pour des motifs plus larges que ceux prévus par le droit irlandais » (par. 235). Mais la juridiction « estime que le consensus observé ne réduit pas de manière décisive l'ample marge d'appréciation de l'Etat » (par. 236) et que, en l'espèce, l'Etat irlandais n'a pas excédé la marge d'appréciation dont il jouit (par. 241). En conséquence, la Cour conclut à l'absence de violation de l'article 8 dans le chef des deux premières requérantes (par. 242).

     Pourtant, la juridiction européenne considère d'ordinaire que l'existence d'un consensus européen sur une question donnée est de nature à favoriser une interprétation dynamique de la Convention car elle limite la marge d'appréciation de l'Etat dans ce même domaine. Or en l'espèce, la Cour ne s'appuie nullement sur le consensus identifié pour donner une interprétation vivante de l'article 8 et favoriser ainsi la légalisation de l'avortement. Au contraire, elle estime que les valeurs morales profondes des Irlandais quant à la nature de la vie l'emportent sur le consensus européen. En d'autres termes, la Cour européenne abdique à jouer son rôle d'harmonisation des législations nationales en cédant devant les valeurs morales qui dominent au sein d'un Etat partie isolé. Cette conclusion est pour le moins étonnante car, comme le font remarquer les juges Rozakis, Tulkens, Fura, Hirvelä, Malinverni et Poalelungi dans une opinion en partie dissidente jointe à l'arrêt, « c'est la première fois que la Cour fait fi de l'existence d'un consensus européen au nom de "valeurs morales profondes" » (par 9).

     La Cour justifie cet écart entre sa méthode classique et le cheminement qu'elle suit en l'espèce par l'absence de consensus sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie. En évoquant sa jurisprudence Vo c. France, la Cour souligne en effet que « le point de départ du droit à la vie relève de la marge d'appréciation des Etats, de sorte qu'il est impossible de répondre à la question de savoir si l'enfant à naître est une "personne" au sens de l'article 2 de la Convention. Les droits revendiqués au nom du fœtus et ceux de la future mère étant inextricablement liés [...], dès lors qu'on accorde aux Etats une marge d'appréciation en matière de protection de l'enfant à naître, il faut nécessairement leur laisser aussi une marge d'appréciation quant à la façon de ménager un équilibre entre cette protection et celle des droits concurrents de la femme enceinte. Il s'ensuit que, même si l'examen des législations nationales semble indiquer que la plupart des Etats contractants ont résolu le conflit entre les différents droits et intérêts en jeu dans le sens d'un élargissement des conditions d'accès à l'avortement, la Cour ne saurait considérer ce consensus comme un facteur décisif pour l'examen du point de savoir si l'interdiction de l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être en Irlande a permis de ménager un juste équilibre entre les droits et intérêts en présence, même dans le cadre d'une interprétation évolutive de la Convention » (par. 237). Autrement dit, la Cour justifie l'ampleur de la marge d'appréciation réservée à l'Etat irlandais quant à l'équilibre à établir entre la protection du fœtus et celle de la vie privée de la mère par l'ampleur de la marge d'appréciation dont bénéficient les Etats au sujet du commencement de la vie, c'est-à-dire sur le point de savoir si le fœtus est titulaire du droit à la vie protégé par l'article 2 de la CEDH. Ce raisonnement circulaire permet à la juridiction européenne d'éviter une nouvelle fois d'encadrer la marge d'appréciation des Etats au sujet de la réglementation de l'avortement.

par Mihaela AILINCAI

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(1) L'article 58 de la loi de 1861 sur les infractions contre les personnes dispose que « [t]oute femme enceinte qui, afin de se provoquer une fausse couche, s'administre illicitement un poison ou une autre substance nocive, ou utilise illicitement un instrument ou tout autre moyen dans cette même intention, et quiconque, de manière illicite et afin de provoquer la fausse couche d'une femme, enceinte ou non, lui administre ou l'amène à prendre un poison ou une autre substance nocive, ou utilise illicitement un instrument ou tout autre moyen dans cette même intention, se rendent coupables d'un crime et, en cas de verdict de culpabilité, sont passibles de l'emprisonnement à perpétuité ».

(2) Dans l'arrêt Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande du 29 octobre 1992, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé que l'interdiction de diffuser auprès des femmes enceintes des informations relatives aux services d'avortement étrangers afin de faciliter l'avortement constituait une violation de l'article 10 de la CEDH (liberté d'information).

(3) Depuis lors, l'article 40.3.3 de la Constitution se lit comme suit : « 1.  L'Etat s'engage à respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à défendre et soutenir par ses lois les droits individuels du citoyen. 2.  En particulier, par ses lois il protégera de son mieux contre les attaques injustes, la vie, la personne, l'honneur et les droits de propriété de tout citoyen et, en cas d'injustice, il les défendra. » 3.  « L'Etat reconnaît le droit à la vie de l'enfant à naître et, compte dûment tenu du droit égal de la mère à la vie, s'engage à le respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à le protéger et à le défendre par ses lois. » « Le présent alinéa ne peut limiter la liberté de se rendre dans un Etat étranger ». « Le présent alinéa ne peut limiter la liberté d'obtenir ou de transmettre, sur le territoire irlandais, des informations relatives à des services légalement disponibles dans un autre Etat, sous réserve des conditions prévues par la loi ».

Date

Le 20 décembre 2010

Publié le 20 mai 2021

Mis à jour le 12 juillet 2023