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Protection des droits de l’homme sur le continent africain - novembre 2010 : activités de la Cour de justice de la CEDEAO et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples - par Sandrine TURGIS

Parution / Groupe Liberté et Sécurité

Le 14 décembre 2010

Le 18 novembre 2010, la Cour de justice de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'ouest) a ajouté sa contribution aux péripéties juridiques de l'affaire Hissène Habré.  La situation de l'ancien chef d'Etat du Tchad, exilé à Dakar au Sénégal en décembre 1990, a en effet déjà donné lieu, au niveau international, à une décision du Comité des Nations Unies contre la torture (Suleymane Guengueng et autres c. Sénégal, 19/5/2006), à une ordonnance de la Cour internationale de justice (Affaire relative à des questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader, Belgique c. Sénégal, 25/5/2009) et au premier arrêt de l'histoire de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (Michelot Yogogombaye c. Sénégal, 15/12/2009). Le Sénégal, partie à la Convention contre la torture n'ayant pas respecté son obligation de « poursuivre ou extrader » inscrite à l'article 7 de cette Convention a été, pour ce manquement, condamné par le Comité des Nations Unies contre la torture en 2006 et poursuivi par la  Belgique devant la CIJ. Pour respecter ses engagements internationaux, le Sénégal a modifié, en février 2007, sa Constitution, son code pénal et son code de procédure pénale pour y inscrire le crime de génocide, le crime de guerre et le crime contre l'humanité et permettre à ses juridictions d'utiliser la notion de compétence universelle. Ce faisant, le Sénégal a notamment inscrit à l'article 9 de sa Constitution que rien ne s'oppose « à la poursuite, au jugement et à la condamnation de tout individu en raison d'actes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels d'après les règles du droit international relatives aux faits de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre » et à l'article 431(6) du code pénal que  « nonobstant les dispositions de l'article 4 du présent code, tout individu peut être jugé ou condamné en raison d'actes ou d'omissions visés au présent chapitre et à l'article 295-1 du code pénal, qui au moment et au lieu étaient tenus pour une infraction pénale d'après les principes généraux de droit reconnu par l'ensemble des nations, qu'ils aient ou non constitué une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu » (§ 44 de l'arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO). Contestant cette évolution juridique du droit national sénégalais, H. Habré a saisi le 6/10/2008, la Cour de justice de la CEDEAO au motif que le principe de non rétroactivité de la loi pénale était ainsi violé.  La Cour de justice vient de lui donner raison dans son arrêt du 18 novembre 2010, Hissène Habré c. République du Sénégal. S'appuyant sur la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples - ainsi que le lui permet le traité révisé de la CEDEAO - la Cour déclare « qu'au delà de la justification de la mise en conformité de sa législation avec ses engagements internationaux, l'Etat du Sénégal a gravement méconnu les dispositions de l'article 7(2) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et de l'article 11(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui interdisent la rétroactivité d'une disposition d'ordre pénal » (§ 48). La Cour de justice de la CEDEAO s'appuie expressément sur la jurisprudence de la Cour EDH (Tauira et 18 autres c. France, décision, 4/12/1995 ; Dudgeon c. Royaume-Uni, arrêt,  22/10/1981 ; Soering c. Royaume-Uni, arrêt, 7/7/1989) pour affirmer que même si aucune poursuite n'est à présent engagée contre M. H. Habré sur le fondement de ces nouvelles dispositions pénales, il y a  « des indices raisonnables et convaincants de probabilité de réalisation de la violation » à son encontre (§ 57). Elle souligne, en effet, que les juridictions internes du Sénégal ont déjà pu décider - avant les modifications constitutionnelles et législatives contestées - qu'il n'était pas possible d'incriminer le requérant en droit interne et que, depuis ces modifications, un juge d'instruction a été nommé pour instruire l'affaire et une partie des fonds nécessaires à l'organisation du procès ont été réunis. L'articulation entre le principe de non rétroactivité de la loi pénale plus sévère et la condamnation en droit international du  génocide, du crime de guerre et du crime contre l'humanité ainsi que l'articulation entre le principe de non rétroactivité de la loi pénale et le principe non bis in idem en cas de nouvelles poursuites engagées contre H. Habré n'ont pas été des questions sur lesquelles la Cour de justice a souhaité s'étendre. Son raisonnement s'en trouve alors grandement fragilisé.  Consciente cependant des obligations et pressions internationales pesant sur le Sénégal dans cette affaire, la Cour se penche sur le mandat donné en juillet 2006 par l'Union africaine à « la République du Sénégal de poursuivre et de faire juger, au nom de l'Afrique, Hissène Habré par une juridiction sénégalaise compétente avec les garanties d'un procès juste ». Elle rapproche ce mandat de l'article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui, après avoir établi le principe de l'interdiction de la rétroactivité de la loi pénale plus sévère, ajoute que « rien dans le présent article ne s'oppose au jugement ou à la condamnation de tout individu en raison d'actes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels, d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations ». La Cour de justice considère que pour respecter ce mandat sans violer le principe de non-rétroactivité de la loi pénale, la solution repose dans la « mise en place d'un cadre judiciaire ad hoc [...] et que le Sénégal est chargé de proposer au mandant les formes et modalités de mise en place d'une telle structure ». La Cour de justice précise in fine que le mandat reçu par le Sénégal « de l'Union africaine lui confère plutôt une mission de conception et de suggestion de toutes modalités propres à poursuivre et faire juger dans le cadre strict d'une procédure spéciale ad hoc à caractère international telle que pratiquée en droit international par toutes les nation civilisées ». Des choix politiques et juridiques délicats doivent donc maintenant être effectués, ils pourraient retarder d'autant la tenue du procès d'H. Habré.

     La Commission africaine des droits de l'homme et des peuples a tenu sa 48ème session ordinaire du 10 au 24 novembre 2010 à Banjul en Gambie.   Les discours d'ouverture de cette session ont été l'occasion pour les membres de la Commission de souligner leurs préoccupations sur la situation des droits de l'homme sur le continent africain, notamment en ce qui concerne les droits des femmes. Invité pour la première fois à l'ouverture de la session ordinaire de la Commission, M. le juge Gérard Niyungeko, président de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples a saisi la tribune qui lui était offerte pour souligner la complémentarité de la Commission et de la Cour africaines. Ce travail de concert est d'ailleurs favorisé par l'harmonisation des règlements intérieurs de ces deux institutions, harmonisation réalisée en 2010. L'action de la Cour africaine est cependant fortement limitée par le faible nombre d'Etats ayant ratifié le protocole la créant et par le nombre encore plus faible d'Etats ayant fait la déclaration permettant aux ONG et aux individus de la saisir directement. Ainsi sur les 53 Etats membres de l'Union africaine, 25 ont ratifié le Protocole et seuls 4 -  le Burkina Faso, le Mali, le Malawi et la Tanzanie - ont formulé la déclaration de l'article 34(6) du protocole autorisant la Cour à connaître à leur égard de communications individuelles. D'ailleurs, c'est par ce que le Sénégal n'a pas formulé cette déclaration que la Cour africaine a été conduite à se déclarer incompétente pour connaître de l'affaire Hissène Habré dans son arrêt Michelot Yogogombaye c. Sénégal du 15/12/2009. C'est donc un appel pressant en direction des Etats que formule ici le Président de la Cour africaine.   Après l'examen du rapport périodique de la République démocratique du Congo, les  travaux des rapporteurs spéciaux et des groupes de travail ont fait l'objet de toutes les attentions. Les sujets ainsi étudiés sont divers puisqu'à côté du Comité pour la prévention de la torture existent le Groupe de travail sur la peine de mort, le Groupe de travail sur les populations et communautés autochtones en Afrique, le Groupe de travail sur les droits des personnes âgées et des personnes handicapées en Afrique, le Groupe de travail sur les industries extractives, l'environnement et la violation des droits de l'homme en Afrique ainsi que le tout nouveau Comité sur la protection des personnes vivant avec le VIH et des personnes à risque, vulnérables et affectées par le VIH (créé lors de la 47ème session).   Répondant aux préoccupations de complémentarité entre la Commission et la Cour africaines soulignées par le Président de la Cour, la Commission africaine a examiné un document sur le renvoi des cas à la Cour africaine et demandé à son secrétariat d'élaborer, pour la prochaine session, la liste des affaires qui devraient être renvoyées à la Cour africaine (lors de cette session, la Commission a uniquement examiné la recevabilité de quelques affaires). La collaboration entre la Commission et la Cour africaines devrait donc bientôt devenir opérationnelle, pour le plus grand bénéficie de la protection des droits de l'homme sur le continent africain.     

par Sandrine TURGIS

Docteur en droit public  Université de Paris II

Date

Le 14 décembre 2010

Publié le 20 mai 2021

Mis à jour le 12 juillet 2023