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L'arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie rendu en Grande Chambre le 23 février 2012 - par Elodie MOUTHON

Parution / Groupe Liberté et Sécurité, International

Le 9 mars 2012

Dans son arrêt Hirsi[1] rendu en Grande Chambre, le 23 février dernier, la Cour européenne des droits de l'Homme va pour la première fois étendre l'application de l'article 4 du Protocole n°4 (l'interdiction des expulsions collectives d'étrangers) à des actions extraterritoriales.

      En l'espèce, plus de 200 migrants ont quitté la Libye à bord de trois embarcations dans le but de rejoindre les côtes italiennes. Le 6 mai 2009, alors que les embarcations se trouvaient à 35 miles au sud de Lampedusa, dans les eaux internationales, elles ont été interceptées par des Garde-côtes italiens et les migrants ont été reconduits à Tripoli. Les requérants (onze ressortissants somaliens et treize ressortissants érythréens) soutenaient que la décision des autorités italiennes de les renvoyer vers la Libye les avait, d'une part exposés au risque d'y être soumis à de mauvais traitements et  d'autre part au risque d'être soumis à de mauvais traitements en cas de rapatriement vers leurs pays d'origine (la Somalie et l'Érythrée). Ils invoquaient ainsi la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'Homme (CEDH). Ils estimaient également avoir fait l'objet d'une expulsion collective prohibée par l'article 4 du Protocole n°4. Enfin, ils invoquaient la violation de l'article 13 de la CEDH puisqu'ils considéraient n'avoir eu aucune voie de recours effectif en Italie pour se plaindre des atteintes alléguées à l'article 3 et à l'article 4 du Protocole n°4. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l'homme le 26 mai 2009. Mais, la chambre à laquelle l'affaire avait été confiée s'est dessaisie le 15 février 2011 au profit de la Grande Chambre, témoignant ainsi de l'importance de cet arrêt.

     Dans cet arrêt attendu, la Cour européenne des droits de l'Homme va estimer que les requérants relevaient de la juridiction de l'Italie au sens de l'article 1 de la CEDH et va conclure à l'unanimité à la violation des articles 3 et 13 de la Convention et à la violation de l'article 4 du Protocole n°4. Dans cette analyse, seule la violation de l'article 4 du Protocole n°4 sera examinée. L'application de l'article 1 de la Convention à ce cas d'espèce (I) et la reconnaissance de la violation de l'article 4 du Protocole 4 (II) constituent des pas décisifs en matière de protection des droits de l'Homme. Les États parties à la CEDH ne pourront plus contourner leurs obligations découlant de la Convention en agissant de façon extraterritoriale.

I. La question de la juridiction au titre de l'article 1

     La Cour considère que l'article 1 est applicable puisque « les demandeurs se trouvaient sous le contrôle continu et exclusif de jure et de facto des autorités italiennes[2]», à partir du moment où ils sont montés à bord des navires des forces armées italiennes et jusqu'à leur remise aux autorités libyennes.

     La Cour souligne qu'elle n'a admis que dans des circonstances exceptionnelles que des actes d'Etats membres commis ou ayant des effets au delà de leur territoire relèvent de leur juridiction[3].  Mais dés l'instant où un Etat, par le biais de ses agents opérant hors de son territoire, exerce un contrôle contrôle continu et exclusif sur un individu, cet Etat doit lui reconnaître les droits découlant de la Convention européenne des droits de l'homme.

     Dans cette affaire, l'Italie contestait le caractère continu et exclusif du contrôle exercé sur les requérants. Elle faisait valoir que l'interception des embarcations à bord desquelles se trouvaient les requérants s'inscrivait dans le contexte du sauvetage en haute mer de personnes en détresse. Les navires italiens se seraient bornés à intervenir afin de prêter secours à trois embarcations en difficulté et de mettre en sécurité les personnes qui se trouvaient à bord. Selon le Gouvernement italien, l'obligation de sauver la vie humaine en haute mer telle que prescrite par la Convention de Montego Bay ne pouvait pas entraîner la création d'un lien entre l'Etat et les personnes concernées qui pourrait établir la juridiction de celui-ci[4].

      La Cour relève que l'Italie ne saurait soustraire sa « juridiction » à l'empire de la Convention en qualifiant les faits litigieux d'opérations de sauvetage en haute mer. Pour appuyer son raisonnement, elle cite l'affaire Medvedyev et autres[5], dans laquelle elle avait estimé que l'équipage du navire Winner (battant pavillon cambodgien) avait été placé sous le contrôle continu et exclusif des militaires français[6]. Dans la présente affaire, la reconnaissance du lien existant entre les requérants et les autorités italiennes était plus aisé à établir puisque les faits se sont entièrement déroulés à bord de navires des forces armées italiennes et l'équipage était composé exclusivement de militaires nationaux. Ainsi, à partir du moment où ils sont montés à bord des navires des forces armées italiennes et jusqu'à leur remise aux autorités libyennes, les requérants se sont trouvés sous le contrôle continu et exclusif, tant de jure que de facto, des autorités italiennes. Aucune spéculation concernant la nature et le but de l'intervention des navires italiens en haute mer ne saurait conduire la Cour à une autre conclusion[7]. Par conséquence, les faits dont découlent les violations alléguées et notamment la violation de l'article 4 du Protocole n°4 relèvent de la « juridiction » de l'Italie au sens de l'article 1 de la Convention[8].

 

II. La violation de l'article 4 du Protocole n°4

      La Cour est appelée pour la première fois à examiner l'applicabilité de l'article 4 du Protocole n°4 à un cas d'éloignement d'étrangers vers un Etat tiers effectué en dehors du territoire national. Elle va rechercher si le transfert des requérants vers la Libye a constitué une expulsion collective au sens de l'article 4 du Protocole n°4.

    Le gouvernement italien invoque l'inapplicabilité de l'article 4 du Protocole n°4 puisqu'il considère que la garantie offerte par cette disposition entre en jeu seulement en cas d'expulsion de personnes qui se trouvent sur le territoire d'un Etat ou qui ont franchi illégalement la frontière nationale[9]. Cet argument ne semble pas injustifié au regard de la jurisprudence de la Cour. Elle n'avait jusqu'à présent jamais admis l'application extraterritoriale de cette disposition. La Cour avait déjà constaté une violation de l'article 4 du Protocole n° 4 (affaire Conka[10]) mais les faits s'étaient déroulés sur le territoire d'un Etat membre.

     Dans la présente affaire, la Cour va observer que ni le texte ni les travaux préparatoires de la Convention ne s'opposent à une application extraterritoriale de cet article. En effet contrairement à l'article 3 du Protocole n°4 qui prévoit que « nul ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle ou collective, du territoire de l'Etat dont il est le ressortissant », aucune référence à la notion de « territoire » ne figure à l'article 4 du Protocole n°4[11].

      La Cour estime à juste titre que la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles. Il est essentiel que la Convention soit interprétée et appliquée d'une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires[12]. Limiter l'application du Protocole 4 n°4 aux expulsions collectives à partir du territoire national des Etats membres serait contraire à cette technique d'interprétation « évolutive » de la Convention et cela priverait de nombreux migrants ayant pris la mer sans parvenir à atteindre les frontières d'un Etat, de bénéficier des mêmes garanties juridictionnelles que ceux ayant réussi à entrer sur le territoire d'un Etat membre. La Cour note que si l'article 4 du Protocole n°4 devait s'appliquer seulement aux expulsions collectives effectuées à partir du territoire national des Etats parties à la Convention, c'est une partie importante des phénomènes migratoires contemporains qui se trouverait soustraite à l'empire de cette disposition. L'article 4 se verrait ainsi privé d'effet utile à l'égard de ces phénomènes, qui tendent pourtant à se multiplier[13].

     La Cour va logiquement conclure à la violation de l'article 4 du Protocole n°4[14]. Le fait que l'expulsion collective des requérants se soit déroulée en haute mer ne pouvait rendre inapplicable cette disposition.

      La reconnaissance de l'applicabilité extraterritoriale de l'article 4 du Protocole n°4 constitue une véritable avancée pour l'effectivité du droit international des droits de l'Homme et pour la protection des droits des migrants. Les Etats pourront continuer à externaliser leurs contrôles migratoires mais ils ne pourront plus contourner leurs obligations internationales en matière de droit de l'Homme. L'Italie tout comme les autres Etats membres de la CEDH, devra respecter les obligations découlant de cette Convention même lorsqu'elle agit de façon extraterritoriale (en Haute Mer ou sur le territoire d'un autre Etat).

      Cet arrêt pourrait mettre un frein à cette pratique de l'interception des migrants en Haute Mer. Néanmoins, les Etats européens vont indubitablement imaginer de nouvelles stratégies afin de contourner de nouveau leurs obligations internationales. A titre d'exemple, l'Italie pourrait choisir de déléguer cette tâche de l'interception des migrants en mer aux autorité libyennes pour ainsi éviter de voir sa responsabilité engagée. En cas de violation d'une obligation internationale, ce serait la Libye qui serait responsable. Pour autant, l'engagement de la responsabilité libyenne serait délicate puisqu'elle n'est pas partie à de nombreux instruments internationaux en matière de droits de l'Homme (comme la Convention de Genève sur le statut des réfugiés). L'Italie pourrait de cette manière se décharger du « fardeau migratoire » et de ses responsabilités en matière de respect des droits de l'Homme à moins qu'elle ne soit reconnue complice de commission d'actes internationaux illicites comme le prévoit le Projet d'articles sur la responsabilité de l'Etat[15].

[1]    CEDH, Grande Chambre, le 23/02/2012, Hirsi Jamaa et autres c. Italie, requête n°27765/09

[2]    CEDH, Hirsi, § 81

[3]    Voy. Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, § 91, série A no 240 ; Bankovi et autres c. Belgique et 16 autres Etats contractants (déc.) [GC], no 52207/99, § 66, CEDH 2001-XII) ; Ilacu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 311.

[4]    § 65.

[5]    CEDH, arrêt du 10 juillet 2008, MEDVEDYEV et autres c. FRANCE, requête n°3394/03.

[6]    § 80.

[7]    § 81.

[8]    § 82.

[9]    § 160.

[10]  CEDH, 5 février 2002, ONKA c. BELGIQUE, requête n°51564/99.

[11]  Article 4 - Interdiction des expulsions collectives d'étrangers. « Les expulsions collectives d'étrangers sont interdites ».

[12]  Voy. Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41, série A no 31 ; Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32 ; Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I ; et Leyla ahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 136, CEDH 2005-XI).

[13]  § 177.

[14]  § 182.

[15]  « L'Etat qui aide ou assiste un autre Etat dans la commission du fait internationalement illicite par ce dernier est internationalement responsable pour avoir agi de la sorte dans le cas où : a) Ledit Etat agit ainsi en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite; et b) Le fait serait internationalement illicite s'il était commis par cet Etat. Article 16 du Projet d'Articles sur la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite. Documents officiels de l'Assemblée générale, cinquante-sixième session, Supplément n° 10 (A/56/10).

 

Date

Le 9 mars 2012

Publié le 20 mai 2021

Mis à jour le 12 juillet 2023