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Interprétation évolutive ou confusion jurisprudentielle ? Le risque de dilution de la notion de « droit » par le recours à la « marge nationale d’appréciation » dans l’arrêt Schalk and Kopf c. Autriche du 24 juin 2010 de la CEDH – par T. Christakis

Parution / Groupe Liberté et Sécurité

Le 30 juin 2010

L’arrêt Schalk and Kopf c. Autriche du 24 juin 2010 de la Cour européenne des droits de l’homme, présenté par Mihaela Ailincai dans son post du 24 juin sur le site du GRDH du CESICE, a de quoi laisser perplexe.
L'arrêt Schalk and Kopf c. Autriche du 24 juin 2010 de la Cour européenne des droits de l'homme, présenté par Mihaela Ailincai dans son post du 24 juin sur le site du GRDH du CESICE, a de quoi laisser perplexe.
Dans cet arrêt la CEDH, tout en refusant l'existence, actuellement, d'une obligation des Etats de reconnaitre le mariage homosexuel, semble se déclarer prête à une interprétation évolutive de l'article 12 de la Convention, consacrant un droit au mariage. Dans cette affaire, deux hommes souhaitaient obtenir la condamnation de l'Autriche pour violation (entre autres) de l'article 12. Les requérants mettaient en cause le refus, par les autorités autrichiennes, de leur accorder l'autorisation de se marier, refus motivé par une définition classique du mariage réservant cette union aux seuls couples composés d'un homme et d'une femme. La Cour européenne souligne que cette définition classique du mariage est tout à fait compatible avec une interprétation littérale de l'article 12 et la volonté initiale des rédacteurs de cet article (position qui rejoint celle du Comité des droits de l'homme concernant l'article 23 du Pacte dans l'affaire Joslin c. Nouvelle-Zélande de 2002). Mais, se fondant sur sa technique habituelle d'interprétation évolutive, la Cour européenne semble indiquer que cette interprétation n'est pas gravée dans le marbre et que le droit au « same-sex marriage » pourrait être reconnu, sur la base de l'article 12, si un consensus européen émergeait à cet égard - ce qui ne semble pas être le cas pour l'instant, la Cour soulignant que « there is no European consensus regarding same-sex marriage. At present no more than six out of forty-seven Convention States allow same sex marriage » (§ 58). La position de la Cour selon laquelle l'article 12 pourrait un jour être interprété de façon différente n'a, en tant que telle, rien d'extraordinaire à la lumière de sa jurisprudence antérieure et de sa conception de la Convention comme un instrument vivant. Certes, on pourrait longuement disserter sur les risques de l'abus du recours à l'interprétation évolutive et de l'activisme judiciaire. Mais ces risques sont limités si un véritable consensus européen existe dans un domaine précis. Il ne faut pas oublier, après tout, que le concept de l' « instrument vivant » a toujours permis à la Cour de mettre cette convention sexagénaire en phase avec son époque, en favorisant une interprétation large des droits et libertés individuels et une interprétation restrictive des limitations à ces droits. L'article 8 de la Convention a été sans doute celui qui a le plus bénéficié de cette tendance jurisprudentielle. Ce qui nous semble par contre gênant dans l'arrêt  Schalk and Kopf c. Autriche du 24 juin 2010, est la façon peu élégante et hautement ambiguë que la Cour a choisi pour s'engager dans son activisme judiciaire en matière de mariage homosexuel. Passons sur le fait que l'émergence d'un « consensus européen » dans ce domaine semble encore relativement lointaine, ce qui rend l'activisme de la Cour un peu militant. Le problème fondamental concerne, selon nous, la technique utilisée par la Cour pour exprimer son activisme. Dans le § 61 de l'arrêt, et après avoir fait référence à l'article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (qui n'utilise pas l'expression « l'homme et la femme » ont le droit de se marier), la Cour souligne :
"Regard being had to Article 9 of the Charter, therefore, the Court would no longer consider that the right to marry enshrined in Article 12 must in all circumstances be limited to marriage between two persons of the opposite sex. Consequently, it cannot be said that Article 12 is inapplicable to the applicants' complaint".
La Cour semble ainsi insinuer que l'article 12 pourrait conférer un droit au mariage à des couples homosexuels ! Si « le droit au mariage » consacré à l'article 12 « ne doit pas en toutes circonstances être limité au mariage entre deux personnes de sexe opposés », si l'article 12 n'est pas « inapplicable » dans la requête de ce couple homosexuel, ceci signifierait a contrario qu'il est applicable et que cet article confère un droit au mariage homosexuel. Telle a été, par exemple, l'interprétation de Mihaela Ailincai dans sa note précitée où elle souligne que « l'article 12 couvre sans doute le droit au mariage homosexuel ». Mais si c'est le cas comment la Cour a-t-elle pu repousser la requête ? La Cour explique, en effet, que rien n'est automatique dans ce domaine. Compte tenu de l'absence d'un « consensus » européen sur cette question, la Cour renvoie à la « marge nationale d'appréciation » des Etats, soulignant que chacun d'entre eux a la faculté d'octroyer ou, inversement, de refuser le droit au mariage homosexuel. Comme le dit la Cour : as matters stand, the question whether or not to allow same-sex marriage is left to regulation by the national law of the Contracting State (§ 61). Ce renvoi à la « marge nationale d'appréciation » nous semble pour le moins ambigü dans le cas d'espèce. Nous savons, en effet, que le recours à la « formule magique » de la « marge nationale d'appréciation » est très habituel dans la pratique de la Cour, certains  observateurs patients ayant calculé que la Cour l'a déjà utilisée dans plus de 850 jugements ! On sait aussi que cette formule, avec tout le subjectivisme qu'elle implique, a souvent été critiquée, non seulement par la doctrine, mais aussi par les Juges eux-mêmes. On se souvient, par exemple, de l'attaque du Juge De Meyer, dans l'arrêt Z v. Finland (1997) :
« Je crois qu'il est grand temps de bannir [la marge nationale d'appréciation] de nos raisonnements: nous avons déjà trop tarde a nous débarrasser de cette rengaine et a abjurer le relativisme qu'elle implique ».
Sans rouvrir ici ce débat général sur la « marge nationale d'appréciation », il nous suffit de noter que dans la majorité écrasante des cas la Cour a recours au concept de « marge nationale d'appréciation » chaque fois qu'elle procède à un contrôle de nécessité et de proportionnalité d'une limitation (dérogation ou restriction) apportée par les Etats à l'exercice d'un droit. L'existence ou non d'un « consensus européen » dans un domaine précis peut alors être un des paramètres (au même titre que l'importance et le caractère sensible du droit protégé ou l'importance du but légitime à protéger) que la Cour introduit dans son équation concernant l'admissibilité de l'ingérence de l'Etat à l'exercice d'un droit. Mais dans le § 61 de l'arrêt Schalk and Kopf c. Autriche du 24 juin 2010, nous ne sommes pas dans le même registre. Il ne s'agit pas ici de se demander si les Etats ont la faculté de limiter ou non l'exercice d'un droit (l'article 12 ne comportant pas d'ailleurs de paragraphe « second » similaire aux articles 8, 10 ou 11 autorisant de telles restrictions). Ce que la Cour insinue dans le paragraphe 61 de cet arrêt est qu'il peut exister un droit des individus (celui du « same-sex marriage ») sans pour autant une obligation corrélative quelconque des Etats qui disposeront d'une discrétion absolue (d'une « marge nationale d'appréciation ») pour sa mise en œuvre !  Cette démarche nous semble contestable. Dans le cadre d'un test classique de « proportionnalité » (de la dérogation ou de la restriction à l'exercice d'un droit) le concept de « marge nationale d'appréciation » a sans doute une raison d'être et a d'ailleurs rendu de grands services à la Cour malgré les critiques qu'elle a parfois suscitées. Mais quand il s'agit de savoir si les Etats ont une obligation de garantir le « droit au mariage » à toutes les personnes titulaires de ce droit, les choses changent. Nous ne sommes pas ici dans le royaume de la soft law, où « tout est possible », ni même devant un « droit créance » dépourvu d'applicabilité directe qui laisserait aux Etats la possibilité de choisir quand et comment le mettre en œuvre. Nous sommes devant un véritable « droit fondamental » créant une obligation corrélative pour l'Etat et dont la méconnaissance devrait engager sa responsabilité. De deux choses l'une alors : soit, comme la Cour semble l'insinuer, l'article 12 pourrait être interprété comme incluant un droit au mariage homosexuel - mais alors la Cour devrait aller jusqu'au bout de cette logique et trouver que l'Autriche a violé la Convention ; soit l'article 12 ne confère pas un droit au mariage homosexuel, auquel cas les Etats sont libres de faire ce qu'ils souhaitent dans ce domaine, tantôt autorisant, tantôt interdisant le mariage homosexuel, sur la base de leur « marge nationale d'appréciation » qui existe précisément parce qu'il n'ont pas « d'obligation » dans ce domaine. Un défenseur de la Cour pourrait certes rétorquer que l'article 12 introduit une sorte de « réserve de la loi » prévoyant que le droit au mariage doit être exercé « selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit ». Mais l'objection nous semble irrecevable. La Cour a bien souligné dans sa jurisprudence sur ce point qu'un Etat ne peut pas réduire ou restreindre le droit au mariage d'une manière qui l'atteindrait « dans sa substance même » - ce qui serait certainement le cas si un droit au « same sex marriage » existait sur la base de l'article 12 de la Convention mais que des Etats refusaient de mettre en œuvre. Pour faire un parallélisme avec le fameux arrêt Goodwin c . Royaume Uni de 2002, il aurait été absurde pour la Cour de dire que les transexuels opérés avaient le droit de se marier sous leur nouvelle identité, mais que les Etats avaient la discrétion de ne pas les autoriser à le faire !  Dans l'arrêt Schalk and Kopf c. Autriche du 24 juin 2010 la Cour a peut-être voulu jouer le rôle de précurseur en matière de mariage homosexuel, ouvrant la voie à une interprétation évolutive de l'article 12. Sa position donnera sans doute de l'espoir à toutes les organisations qui militent en faveur du mariage homosexuel. Malheureusement, sa façon de se positionner dans ce débat semble quelque peu maladroite (voir aussi dans ce sens l'opinion des Juges Malinverni et Kovler). Insinuer que les Etats disposent d'une « marge nationale d'appréciation » pour mettre en œuvre ou non les droits fondamentaux garantis par la Convention, pourrait nous exposer à des aventures imprévisibles.   

Théodore CHRISTAKIS Professeur de droit international Directeur du CESICE

Date

Le 30 juin 2010

Publié le 20 mai 2021

Mis à jour le 12 juillet 2023