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Le CPT définit des « normes » pour l’usage des armes à impulsions électriques - par Mihaela AILINCAI

Parution / Groupe Liberté et Sécurité

Le 28 octobre 2010

Dans son 20e rapport annuel publié le 26 octobre 2010, le Comité européen pour la prévention de la torture consacre un chapitre à l’usage des armes à impulsions électriques ...

     Les armes à impulsions électriques (AIE) - plus connues sous le nom générique du fabriquant américain "Taser" - ont fait l'objet de nombreux débats, aussi bien sur la scène internationale que dans l'ordre juridique français.

     Les organes conventionnels de protection des droits de l'homme établis dans le cadre des Nations Unies se montrent plutôt favorables à l'interdiction de l'usage de ces armes. Dans un rapport concernant le Portugal et daté du 22 novembre 2007, le Comité contre la torture s'est en effet inquiété de ce que « l'usage de ces armes provoque une douleur aiguë, constituant une forme de torture, et que dans certains cas, il peut même causer la mort ». Il a en conséquence recommandé au Portugal d' « envisager de renoncer à l'usage des armes électriques « Taser X 26 » dont les conséquences sur l'état physique et mental des personnes ciblées serait de nature à violer les articles premier et 16 de la Convention » (1). Dans le même ordre d'idées, le Comité des droits de l'homme estime que les Etats parties au Pacte international relatif aux droits civils et politiques « devrai[en]t envisager de mettre fin à l'utilisation de pistolets neutralisants à impulsion électrique "TASER" ». A défaut, ils devraient veiller à ce que les agents de la force publique respectent des directives limitant l'utilisation de ces armes aux situations dans lesquelles un degré de force accru ou une force meurtrière seraient justifiés (2).

     En France, un arrêté du 6 juin 2006 dote les fonctionnaires de la police nationale de pistolets à impulsion électrique. Cet arrêté a été contesté devant le Conseil d'Etat par l'Association Réseau d'alerte et d'intervention pour les droits de l'homme. Dans un arrêt du 2 septembre 2009 (3), le Conseil d'Etat a jugé que l'arrêté était conforme aux stipulations conventionnelles prohibant la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, dont l'article 3 de la CEDH. Le raisonnement qui l'a conduit à cette conclusion est relativement nuancé. Le Conseil d'Etat note tout d'abord qu'aux termes de l'article 1 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 « le terme torture désigne [notamment] tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne [...] », mais que « ce terme ne s'étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles ». Le Conseil d'Etat relève ensuite que « le règlement CE n° 1236/2005 du Conseil du 27 juin 2005 range cette arme parmi les moyens susceptibles d'être utilisés pour infliger la torture ». Il admet enfin que « le pistolet à impulsion électrique constitue une arme qui inflige des souffrances aiguës » et qu' « en cas de mésusage ou d'abus, ses utilisateurs peuvent relever des cas de traitements cruels, inhumains ou dégradants » visés par les Conventions internationales pertinentes. Il conclut pourtant que le refus d'abroger l'arrêté du 6 juin 2006 en tant qu'il prévoit la dotation aux fonctionnaires actifs de la police nationale de pistolets à impulsion électrique « ne méconnaît pas les stipulations des textes invoqués », dont l'article 3 de la CEDH, parce que l'usage de ces armes est soumis à l'exigence d'une utilisation nécessaire et proportionnée. En revanche, le décret du 22 septembre 2008 qui ajoute les pistolets à impulsion électrique aux armes que les agents de police municipale sont autorisés à porter méconnaît ces mêmes dispositions parce que, contrairement à ce qui est prévu pour les agents de police nationale, les textes ne précisent pas « les précautions d'emploi de l'arme, les modalités d'une formation adaptée à son emploi et la mise en place d'une procédure d'évaluation et de contrôle périodique nécessaires à l'appréciation des conditions effectives de son utilisation par les agents de police municipale » (4). En d'autres termes, de l'avis du Conseil d'Etat, l'usage des pistolets à impulsion électrique, qui infligent des souffrances aiguës, ne contrevient pas, en tant que tel, aux dispositions internationales prohibant la torture, dont l'article 3 de la CEDH, dès lors que les conditions d'emploi, de contrôle et de formation sont encadrées juridiquement de façon à garantir le respect des principes de nécessité et de proportionnalité. Cela étant, l'usage abusif de ces armes peut tomber sous le coup d'une qualification de traitement cruel, inhumain ou dégradant. Cela ouvre la perspective d'un contrôle in concreto de l'utilisation de ces armes.

     Depuis  lors,  le  Comité  contre  la   torture  des   Nations  Unies  s'est montré  « particularly concerned » par la décision de la France de tester l'usage des tasers en prison. En outre, « the Committee reiterates the position it has taken with regard to other States parties, to the effect that it is concerned that the use of these weapons causes severe pain, constituting a form of torture, and in some cases may even cause death. The State party should therefore consider abandoning the use of tasers, as their impact on victims' physical and mental state would constitute a violation of articles 1 and 16 of the Convention » (5).        En ce mois d'octobre 2010, les armes à impulsions électriques sont à nouveau en ligne de mire. La mise en garde émane cette fois du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT). Constatant que la mise à la disposition des policiers et autres fonctionnaires chargés de l'application des lois d'armes à impulsions électriques devient de plus en plus courante dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, le CPT a en effet entrepris d'élaborer des « normes » sur l'usage de ces armes. Ces « normes » sont publiées dans son 20e rapport annuel, adopté le 26 octobre 2010.

     Les armes dont il est question sont à la fois celles qui nécessitent un contact direct avec la personnes visée, telles que les matraques électriques, et celles qui permettent de lancer des projectiles administrant des décharges électriques à des personnes situées à une certaine distance.

     Le Comité admet que « les armes à impulsions électriques peuvent causer une douleur aiguë et [...] ouvrent la porte à des abus », ce qui laisse entendre que, de l'avis du Comité, l'usage de ces armes pourrait tomber sous le coup de l'article 3 de la CEDH (6) (7). Mais à la différence du Comité contre la torture de l'ONU, le Comité ne remet pas en cause le principe même de l'emploi de ces armes. Il dit en effet « comprend[re] le souhait des autorités nationales de mettre à la disposition de leurs fonctionnaires chargés de l'application des lois des moyens leur permettant d'apporter une réponse plus graduée aux situations dangereuses auxquelles ils peuvent être confrontés ». Cela étant, l'utilisation des armes à impulsions électriques doit être étroitement encadrée.

     Le Comité souligne que les critères de déploiement des AIE doivent être définis par la loi et précisés par des textes réglementaires. Les fonctionnaires habilités à utiliser de telles armes devraient être sélectionnés « en tenant compte de leur résistance au stress et de leur faculté de discernement » et ils devraient recevoir une formation adéquate et continue. De plus, l'usage que les personnels habilités font de ces armes devrait faire l'objet d'un contrôle étroit grâce à la mise en place de puces électroniques à mémoire sur les armes, voire d'un dispositif d'enregistrement vidéo permettant, le cas échéant, de connaître les circonstances entourant leur utilisation.

     L'usage des AIE devrait être limité aux cas dans lesquels il existe un danger réel et immédiat pour la vie ou des risques évidents de blessures graves. En d'autres termes, le recours aux armes à impulsions électriques devrait être prohibé lorsqu'il s'agit simplement d'obtenir l'obéissance à une injonction. Il serait en outre approprié que l'utilisation de ces armes soit « soumis[e] aux principes de nécessité, de subsidiarité, de proportionnalité, d'avertissement préalable (lorsque cela s'avère possible) et de précaution », ce qui n'est pas sans rappeler la position du Conseil d'Etat français.

     De l'avis du CPT, « il ne saurait être question que des AIE fassent partie de l'équipement ordinaire du personnel travaillant en contact direct avec des personnes détenues, que ce soit en prison ou dans d'autres lieux de privation de liberté », tels que les centres de rétention. Dans le même ordre d'idées, le recours aux AIE lors des arrestations devrait être « strictement circonscrit ». Bien que cette remarque dépasse le cadre de son mandat, le Comité ajoute que l'utilisation d'AIE pendant des opérations de maintien ou de rétablissement de l'ordre « peut être considéré comme inapproprié, à moins d'une menace réelle et imminente à la vie ou d'un risque évident de blessures graves ».

     Enfin, le Comité souligne qu'en l'absence d'une connaissance suffisante des effets potentiels des AIE sur la santé physique et psychique des personnes visées, il serait approprié que leur usage à l'encontre des personnes particulièrement vulnérables, comme les personnes âgées, les femmes enceintes ou les personnes souffrant de problèmes cardiaques, soit évité. Il en va de même pour ce qui concerne les personnes en état de délirium ou d'intoxication.

     Les normes ainsi définies ne sont bien évidemment pas contraignantes. Il n'est pas exclu que la Cour européenne des droits de l'homme s'en inspire lorsqu'elle sera confrontée à une requête mettant en cause l'utilisation d'armes à impulsions électriques. Mais, si elle estime que l'usage de telles armes provoque effectivement de « fort graves et cruelles souffrances », elle pourrait aussi, au regard des circonstances d'une cause donnée, juger que l'utilisation des AIE se heurte à l'article 3 de la CEDH en ce qu'il prohibe la torture de façon absolue. En effet, le caractère absolu de cette disposition semble faire obstacle à une appréciation de la nécessité et de la proportionnalité du recours aux AIE au regard du but poursuivi. par Mihaela Ailincai

___________________

(1) CAT/C/PRT/CO/4, 22 novembre 2007, Examen des rapports présentés par les Etats parties en application de l'article 19 de la convention, Conclusions et recommandations du Comité contre la torture, Portugal, par. 14.   

(2) Voir par exemple CCPR/C/NZL/CO/5, 7 avril 2010, Observations finales du Comité des droits de l'homme, Examen des rapports présentés par les Etats parties en application de l'article 40 du Pacte, Nouvelle-Zélande, par. 10.   (3) Pour un commentaire de l'arrêt, voir R. Gueguen ; S.-G. Oh, Gazette du Palais, 20 octobre 2009, n° 293, pp. 18 et s.

(4) Depuis lors, un arrêté du 26 mai 2010 définit les précautions d'emploi du pistolet à impulsions électriques par les agents de police municipale. En conséquence, la police municipale peut à nouveau faire usage de ces pistolets.

(5) CAT/C/FRA/CO/4-6/CRP.1, 4 mai 2010, Consideration of reports submitted by States parties under article 19 of the Convention, Concluding observations of the Committee against Torture, France, par. 30.   

(6) Selon une jurisprudence constante, la Cour européenne des droits de l'homme estime que, « pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime ». « Pour qu'une peine ou le traitement dont elle s'accompagne puissent être qualifiés d'« inhumains » ou de « dégradants », la souffrance ou l'humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitimes. Pour déterminer s'il y a lieu de qualifier de torture une forme particulière de mauvais traitement, il faut tenir compte de la distinction que comporte l'article 3 entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Il apparaît que cette distinction a été incluse dans la Convention pour marquer de l'infamie spéciale de la « torture » les seuls traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances ». Voir par exemple CourEDH, 28 février 2008, Saadi c. Italie, par. 134-136.

(7) Le mandat du CPT ne l'autorise pas à porter une appréciation sur la conformité des comportements constatés au cours de ses visites avec l'article 3 de la CEDH, pas plus d'ailleurs qu'avec les dispositions d'autres conventions internationales pertinentes. Cela ressort clairement du rapport explicatif de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, lequel précise qu' « [i]l n'appartient pas au comité d'assumer des fonctions judiciaires ; il n'a donc pas pour tâche de se prononcer sur la violation éventuelle des instruments internationaux pertinents. En conséquence, il devra aussi s'abstenir d'exprimer un avis concernant l'interprétation desdits instruments, que ce soit de manière abstraite ou en rapport avec des cas concrets » (par. 17).

Date

Le 28 octobre 2010

Publié le 20 mai 2021

Mis à jour le 12 juillet 2023