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Parution / Groupe Liberté et Sécurité
Le 29 juin 2010
Dans sa décision Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie rendue le 1er juin 2010, soit le jour même de l’entrée en vigueur du Protocole n° 14, la Cour écarte une requête au motif que le préjudice subi par le requérant n’est pas « important ». Elle applique ainsi pour la première fois le nouveau critère de recevabilité introduit à l’article 35 § 3 par le Protocole n° 14 à la CEDH.
evant les juridictions internes, le requérant a demandé la condamnation d'une société commerciale de transport routier international au paiement de 90 euros de dommages et intérêts pour non-respect des obligations contractuelles. Il a formulé en outre une demande de production de documents de preuve détenus par ladite société. Dans un jugement du 7 janvier 2004, le tribunal de première instance rejeta la demande et ne se prononça pas sur la demande de production des éléments de preuve. Le requérant a introduit un recours devant la Haute Cour de cassation et de justice, laquelle a rejeté le pourvoi par un arrêt du 2 avril 2004. Le requérant contesta ce dernier arrêt, mais la Haute Cour de cassation et de justice rejeta la contestation au motif que son arrêt précédent n'était pas susceptible de recours. Devant la Cour européenne des droits de l'homme, le requérant invoquait l'article 6 § 1 de la CEDH (droit à un procès équitable) pour se plaindre du refus du tribunal de première instance de se prononcer sur sa demande de production d'éléments de preuve, de l'absence de publicité de la procédure devant la Haute Cour de cassation et de justice et du défaut d'accès à cette juridiction pour contester le jugement du 7 janvier 2004. Il se fondait aussi sur l'article 13 de la CEDH (droit à un recours effectif) pour dénoncer l'absence d'effectivité du recours contre le jugement du 7 janvier ainsi que l'absence de recours contre l'arrêt du 2 avril 2004. La Cour juge que le grief relatif au moyens de preuve souffre d'un défaut manifeste de fondement car la procédure devant le tribunal de première instance a respecté les exigences de l'équité au sens de l'article 6 § 1 de la CEDH (par. 20-22). S'agissant de la procédure devant la Haute Cour de cassation et de justice et de l'absence de recours contre l'arrêt de cette dernière, la Cour européenne constate que le grief « n'est ni incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses Protocoles, ni manifestement mal fondé ou abusif ». Mais elle « estime nécessaire d'examiner d'office s'il y a lieu d'appliquer en l'espèce le nouveau critère de recevabilité prévu par l'article 35 § 3 b) de la Convention amendée » (par. 29-30). Par application de ce nouveau critère, la Cour peut « déclare[r] irrecevable toute requête individuelle [...] lorsqu'elle estime [...] que le requérant n'a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n'a pas été dûment examinée par un tribunal interne » (article 35 § 3 (b) de la CEDH, issu du Protocole n° 14). Procédant à une interprétation de ce nouveau critère, la Cour précise que « l'absence d'un tel préjudice renvoie à des critères tels que l'impact monétaire de la question litigieuse ou l'enjeu de l'affaire pour le requérant » (par. 34) (1). Or, en l'espèce, le préjudice financier allégué par le requérant est réduit et sa situation économique est telle que l'issue du litige n'aurait pas de répercussions importantes sur sa vie personnelle. Aussi, la juridiction européenne estime-t-elle que « le requérant n'a pas subi un "préjudice important" dans l'exercice de son droit d'accès à un tribunal ». La Cour examine ensuite si les exceptions prévues à l'article 35 § 3 (b) justifient qu'elle se prononce néanmoins au fond. Elle conclut par la négative car la législation nationale pertinente a d'ores et déjà été modifiée et car elle s'est déjà prononcée à plusieurs reprises sur l'application des règles de procédure par les juridictions internes. Enfin, la Cour constate que les griefs du requérant ont déjà été examinés au fond par le tribunal de première instance, devant lequel l'impétrant a eu l'occasion d'exposer ses moyens au cours d'un débat contradictoire (par. 37-40). Partant, la Cour déclare la requête irrecevable. Cette décision appelle plusieurs remarques. Il convient de constater en premier lieu que la juridiction européenne ne semble pas disposée à accorder la priorité au nouveau critère de recevabilité pour déclarer une requête irrecevable. Plutôt que d'écarter la requête dans sa globalité au motif que le préjudice subi par le requérant n'est pas « important », elle préfère examiner successivement chacun des griefs afin de déterminer s'ils ne peuvent pas d'abord être mis à l'écart en raison de leur défaut manifeste de fondement. De cette façon, la Cour des droits de l'homme circonscrit l'application du nouveau critère de recevabilité aux seules hypothèses dans lesquelles les critères traditionnels ne suffisent pas pour écarter la requête au stade de la procédure. En deuxième lieu, il est à noter que la dernière partie du raisonnement de la Cour laisse quelque peu perplexe car cette dernière estime que les griefs du requérant concernant l'examen du pourvoi par la Haute Cour de cassation et de justice ainsi que l'absence de recours contre l'arrêt de cette dernière ont déjà été examinés par le tribunal de première instance, ce qui est logiquement impossible ! Il est fort probable que, dans l'esprit des juges, la requête n'a pas à être examinée au fond parce que l'"affaire" - selon les termes du nouvel article 35 § 3 (b) de la CEDH -, c'est-à-dire le litige entre l'impétrant et la société de transports, a déjà été examinée par le tribunal de première instance. Mais dans la mesure où la Cour adopte une démarche séquentielle, en distinguant l'examen des différents griefs, l'arrêt n'aboutit pas à ce résultat. En effet, dans la partie de l'arrêt concernée, la juridiction européenne ne se prononce pas sur l'affaire dans sa globalité, mais seulement sur les griefs relatifs à la Haute Cour de cassation et de justice. Même si elle a le mérite de limiter l'application du nouveau critère de recevabilité, l'approche séquentielle n'est donc pas dépourvue d'ambiguïtés. En dernier lieu, il faut souligner que la Cour ne se contente pas d'un examen objectif de l'étendue du préjudice subi par le requérant. Elle procède également à un examen subjectif, dont la finalité est de déterminer si, au regard de la situation financière particulière du requérant, le préjudice est important. Le raisonnement paraît équilibré de ce point de vue. Il n'en reste pas moins que la question du respect des droits de l'homme devient en partie tributaire de considérations financières. De plus, le critère financier risque d'être difficile à appliquer dans des hypothèses où l'évaluation pécuniaire est moins évidente qu'en l'espèce.
par Mihaela Ailincai ______________________
(1) Dans la décision Bock c. Allemagne du 19 janvier 2010, la Cour européenne avait déjà écarté une requête au motif principal que le montant litigieux était faible
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